Gilles Castelnau, La synagogue et l’Église chrétienne, Évangile et liberté 219, mayo de 2008
Deux jeunes femmes du XIIIe siècle au portail sud de la cathédrale de Strasbourg. Celle de gauche est altière et magnifique. Elle se tient cambrée et assurée sous sa couronne. Elle porte une coupe et s’appuie sur une grande crosse en forme de croix. Elle fronce les sourcils et plisse le front en signe de mécontentement. Elle ne supporte pas la présence de sa pauvre voisine.
Celle-ci est humiliée. Les yeux bandés, signes sans doute d’un aveuglement coupable, la tête inclinée de honte, elle garde encore en mains un bâton brisé et ose à peine tenir dans sa main gauche un document indigne (la Tora ? le Talmud ?)
Je voudrais chasser celle de gauche et consoler celle de droite au nom de la compassion que le Christ met en nous.
Mais on me dit qu’au contraire la mauvaise femme de gauche, celle qui est dominatrice, arrogante et odieuse, symbolise l’Église chrétienne et que la pauvre jeune femme humiliée représente la synagogue !
Au XIIIe siècle l’Europe vit une période faste. La « chrétienté » est orgueilleuse et se veut pure : l’Inquisition interroge et torture dans les prisons d’Église. Les bûchers flambent pour les « hérétiques » et les sorcières. On poursuit la magie, l’alchimie, le blasphème, la sodomie, l’infanticide.
Les Vaudois, disciples de Pierre Valdo, les premiers protestants, ont été atrocement persécutés au XIIe siècle. Au XIIIe, ce sont les Cathares, la féroce « croisade » de Simon de Montfort et le bûcher de Montségur, sous le règne de saint Louis, en 1244.
On multiplie les croisades. Saint Louis en conduit lui-même deux au cri de « Dieu le veut ».
On a aussi beaucoup massacré les Juifs autrefois mais au XIIIe siècle on est plus tolérant car ils sont riches et exploitables. Mais ils ne participent pas à la pensée unique et on les en punit. À Strasbourg pourtant moins qu’en France : on les soupçonne toujours sourdement d’empoisonner les sources, de répandre la peste, de tuer des enfants chrétiens pour utiliser leur sang dans des cérémonies inhumaines, de profaner les hosties consacrées, etc.
Le 4e concile du Latran, en 1215, les avait condamnés à porter une rondelle de tissu distinctive, la « rouelle » et en 1242, Saint Louis, en accord avec le pape Grégoire IX, fait brûler en place de Grève 24 charretées de manuscrits hébreux.
Pourtant un peu plus tard, le dominicain Jean Tauler, disciple de Maître Eckart, prêchera à Strasbourg l’Évangile de l’amour de Dieu et les petites gens viendront l’écouter. Lorsqu’il passera, comme nous aujourd’hui, devant les deux statues, est-ce à la méchante fille de gauche qu’il pensera lorsqu’il dira :
« Veux-tu, comme saint Jean, reposer sur le cœur aimable de Notre Seigneur Jésus-Christ ? Laisse-toi donc gagner par son humilité, la douceur qu’il témoignait à tous et l’ardent amour qu’il avait pour ses ennemis comme pour ses amis. Et compare-toi au Christ : si tu comprends à quel point tu es différente de lui, notre Seigneur te laissera reposer en lui. » (10e Sermon)
Je comprends que le dominicain parle ainsi à l’orgueilleuse femme de gauche qui représente l’Église. Et j’aime qu’il s’adresse à son cœur, qu’il ait confiance en elle et termine son sermon en lui promettant : « C’est alors que notre Seigneur te laissera reposer en lui. »